Source : Le Monde

Article mis à jour le 24 septembre 2012 Par Sandrine Blanchard

 

"Il m'arrive de pleurer en sortant des toilettes, quand, une fois encore, tout est rouge. Franchement, parfois, je pète les plombs." Philippe Stäbler, 55 ans, a pourtant l'air en forme et reconnaît, avec soulagement, que son état de surirradié "ne se voit pas". Devant les autres, il est resté souriant, chaleureux. C'est peut-être pour cela que "Fifi le petit Vosgien", qui ne demandait rien à personne, s'est retrouvé en première ligne. A parler avec des ministres, des avocats. Et surtout à écouter ses compagnons d'infortune.

Le président de l'Association vosgienne des surirradiés de l'hôpital d'Epinal (AVSHE) dit comprendre ce que ressentent dans leur chair ces centaines d'anonymes atteints d'un cancer de la prostate et victimes du plus important accident de radiothérapie survenu en France. "Je me pose les mêmes questions qu'eux. Je sais ce que c'est", glisse-t-il.

Ce qui a déboulé dans sa vie est presque pire que la maladie. Soigné pour un cancer de la prostate, il a enchaîné 35 séances de radiothérapie. Surdosées. Pour certains, ce fut à en crever. C'est par les médias que Philippe Stäbler a découvert que l'erreur de paramétrage de l'appareil avait été cachée pendant des mois. "Ils n'ont rien dit, et cette omerta, on ne peut pas l'admettre", fulmine sa femme, Anne-Lise.

COURRIER DE L'HÔPITAL

Cet informaticien ne connaît rien des milieux médicaux, judiciaires ou politiques : "Je suis un citoyen lambda qui paie ses impôts." Il travaille depuis l'âge de 17 ans ; a gravi, en autodidacte, les échelons de simple comptable à ingénieur informaticien et aura bientôt fini de rembourser sa maison, située en bordure de route, à la sortie d'Epinal.

Dans cette vie tranquille, il n'avoue qu'une passion, les livres, qui couvrent un mur de son salon. Il ne peut s'empêcher d'évoquer ses derniers coups de coeur, Philippe Claudel, Laurent Gaudé, Irène Nemirovsky. "Je bouquine tous les jours depuis que je sais lire", précise-t-il.

Lorsque la ministre de la santé, Roselyne Bachelot, lui cède la parole lors d'une conférence de presse, le 13 septembre, "Fifi" n'a pas le trac. Il ne pense qu'à laver l'affront ressenti quand il a reçu, au mois d'avril, ce courrier de l'hôpital. Une lettre rédigée comme un formulaire administratif, qui lui a "glacé le sang". Il n'a pas à chercher bien loin pour la montrer : "Monsieur, comme vous le savez sans doute, une erreur dans l'utilisation du matériel de radiothérapie a entraîné de graves complications chez vingt-quatre patients. Nous avons la certitude que vous n'êtes, en aucun cas, concerné par cet accident."

TRAITÉ "COMME UN NUMÉRO"

Cela commençait trop bien. Et puis, un peu plus loin, sans souci de la contradiction : "Cet accident nous a cependant conduits à examiner l'ensemble des dossiers médicaux. (...) Il a été ainsi mis en évidence un surdosage."

Il a pris la nouvelle "en pleine tronche", révolté d'être traité "comme un numéro". Maintenant, c'est souvent aux autres qu'il pense. "J'ai un adhérent qui prend deux Imodium (anti-diarrhéique) pour aller acheter son pain. Un autre qui va aux toilettes toutes les heures, même la nuit", raconte-t-il. Lui estime s'en sortir assez bien. Il a la chance de continuer à travailler, même s'il doit prévoir "tout l'équipement" dans sa voiture, au cas où. "Dès que je vais dans un endroit nouveau, ma priorité est de savoir où sont les toilettes", résume-t-il sans fausse honte.

Les pensées ont longtemps tourné dans sa tête. Il s'est même demandé s'il pouvait prendre son petit-fils sur ses genoux sans risquer de l'irradier.

L'idée de créer une association – soufflée par Me Gérard Welzer, l'un des avocats des surirradiés –, "tout le monde était pour", se souvient Philippe Stäbler. Mais lorsqu'il a fallu désigner un président, tous les regards ont fui. "J'en ai parlé avec ma femme. J'étais le plus jeune et bien équipé en informatique, alors j'y suis allé", raconte-t-il. Relayée par les médias locaux, la création de l'AVSHE a fait boule de neige : 116 personnes, irradiées entre 2001 et 2006, ont adhéré.

TROIS CENTS CAS SUPPLÉMENTAIRES

Tout s'emballe quand Mme Bachelot annonce, le 7 septembre, dans les colonnes du Parisien, la découverte de 300 cas supplémentaires. "Nous avons passé avec ma femme le week-end le plus affreux depuis que nous sommes mariés", avoue Philippe Stäbler. Le téléphone n'a pas cessé de sonner. Des centaines d'appels de détresse. "Est-ce que je suis dedans ?", "Est-ce qu'ils vont pouvoir me soigner ?" Le président de l'association est bien incapable de répondre : "On leur conseillait d'appeler le numéro vert mis en place par le ministère et de réclamer leur dossier médical."

Quelques jours plus tard, l'avocat décroche une entrevue avec Roselyne Bachelot. "On a été bien accueillis, admet Philippe Stäbler. Ce n'était pas la ministre dans sa tour d'ivoire qui regarde le petit peuple." Après, "comme par enchantement", les autorités sanitaires locales l'ont enfin contacté.

L'association, "c'est pour aller à la bagarre contre le mur du silence" qui a laissé les malades "livrés à eux-mêmes". Les médecins ? "Serrage de coudes." Alors les victimes aussi. "Mon rôle, c'est de rallumer le feu sous la cocotte", dit-il, pour éviter que l'affaire ne tombe dans l'oubli. C'est aussi un moyen de "rompre l'isolement". Parce que les conséquences de la surirradiation sont avilissantes et que les victimes ont honte d'en parler.

D'autres, les plus âgés, n'osent pas porter plainte contre les médecins. "Pour eux, ce serait comme porter plainte contre le curé ou le maire, ça ne se fait pas", explique Philippe Stäbler. Lui a accepté d'être sur la place publique parce que c'est dans son tempérament de "causer". Et puis, confie-t-il, "l'association, cela me sert aussi de thérapie". Même si, humainement, "ça déménage".

Des coups de téléphone de toute la France, des histoires terribles. Comme celle de cette femme victime d'un cancer du sein, irradiée en 2000 et qui, sept ans plus tard, ne peut toujours pas s'endormir sans poser sur sa poitrine un gant rempli de glaçons, tant cela brûle. Ou cet homme qui n'ose pas porter plainte par "peur que cela nuise à la carrière de sa fille qui travaille en milieu hospitalier". L'argent, jure-t-il, n'est jamais évoqué. "Ce n'est pas leur propos ni celui de l'association. Les indemnisations, c'est l'affaire de l'avocat, je n'ai pas les compétences."

Ce qui va rester, "c'est la confiance rompue entre les patients et les médecins", prédit-il. Comme une brûlure irréparable. S'il doit un jour repasser devant les rayons censés guérir, il ira. Mais il sait qu'il ne pourra s'empêcher de se demander si la machine est "bien réglée".

Sandrine Blanchard